Un « bœuf » Brassens chez Raymond

Nous sommes en 1984. Le magazine Bonne Soirée m’envoie en reportage à l’Olympia, avec pour mission de photographier Raymond Devos. Celui-ci participe à une fête organisée par sa compagnie des disques PHONOGRAM. De nombreux artistes sont invités, mais moi, je dois me concentrer sur l’artiste humoriste belge préféré des français. Son secrétaire prévient l’artiste de ma présence et Raymond Devos vient aussitôt vers moi en m’interpelant
« Oh, vous ne préfèreriez pas qu’on fasse ces photos chez moi, à la maison ? Ce serait plus convivial et moins guindé, non?
Interloqué, mais très intéressé, sachant que le magazine sera ravi de l’aubaine, toutefois, j’informe Raymond Devos que je ne sais pas si on a le temps (le bouclage d’un magazine peut parfois avoir des exigences de temps peu compatibles avec les opportunités de la réalité). J’appelle ma rédactrice en Chef qui, ravie, me donne le feu vert pour caler ce reportage très personnel, les lecteurs sont toujours avide de voir leurs idoles dans leur intimité.

On prend rendez-vous pour dans trois jours, dans sa maison de Saint-Rémy-les-Chevreuses. Le problème c’est que demain je me fais opérer d’un kyste au poignet, une intervention bénigne qui, malheureusement, va m’handicaper plusieurs jours. Je vois que je ne pourrais pas « shooter » mes image, alors je fais appel à un ami photographe, Eric Gauchet, qui me remplacera aux commandes de l’appareil photo. Moi, je me chargerais de la réalisation des images et de leur mise en scène. Mais le lendemain, coup de théâtre ; le secrétaire  me demande de décaler d’une semaine notre reportage, car des obligations importantes viennent de perturber son carnet de rendez-vous. Mon poignet va nettement mieux, mais je reste sur la configuration initiale prévue, à savoir mon ami Eric aux prises de vues et moi à la réalisation ( mon remplaçant se fait une joie de prendre ces photos. Il faut dire qu’on ne rencontre pas tous les jours un type aussi génial que Raymond Devos ).

Voici enfin le jour du shooting. Raymond Devos nous accueille avec un grand sourire et nous propose aussitôt de monter dans son antre, une gigantesque pièce au dernier étage de sa grande maison, dans laquelle une profusion d’instruments de musique de toutes sortes s’amoncelle dans un sympathique capharnaüm. Trois pianos, deux contrebasses, des violons, guitares, mandolines, harpes, trompettes, trombones et j’en passe . Plus d’une centaine d’instruments, sur lesquels, en véritable artiste de cirque, Raymond tire des sons plus qu’acceptables. Nous avons décidé de le faire poser avec une curieuse contrebasse. L’instrument, qu’il a acheté à un clown italien lors d’une tournée transalpine, est truqué. Raymond prend l’instrument à bouts de bras et malicieusement, il tire sur une des cordes. La partie latérale de la contrebasse s’ouvre soudainement, à la manière d’une trappe et laisse apparaître un oiseau rigolo.

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Le facétieux Raymond s’installe au piano et, en nous interprétant la célèbre sonate de Beethoven, il nous dit. « Vous la voyez ? Non, vous ne la voyez pas ? Mais si, c’est la lune ! »
et un peu plus tard : « bon, on change de registre ; je vais vous interpréter maintenant un peu de Brassens » et il commence à pianoter les premières mesures de « Je m’suis fais tout petit ». Une contrebasse (en parfait état de fonctionnement celle-ci) me nargue sur son trépied. Et là, je craque. Le photographe, qui était soi-disant handicapé du poignet, propose d’accompagner le pianiste. Ravi de trouver un compère musical, Raymond se lance et nous voilà partis à jouer du Brassens, un morceau, puis un autre, on va enchaîner les morceaux du bon Georges indéfiniment. Cela fait plus de deux heures que nous sommes là et, fait exceptionnel (en général ce sont les artistes qui se font virer) c’est nous qui sommes obligés de dire à Raymond, « bon, il va falloir qu’on y aille, désolé… »
L’histoire n’est pas terminée… Loin de là !

Encore marqué et bouleversé par cette aventure et surtout du moment magique vécu ; le lendemain, en passant voir des amis à La rédaction de la VIE OUVRIERE,  je narre ma rencontre mémorable. En entendant mon récit, un ami journaliste m’informe qu’il a essayé maintes fois de décrocher une interview de Raymond Devos, sans succès. Coup de frime du Christian :  « Hey, t’inquiète… Je passe un coup de fil à Raymond et on va le faire ce reportage ! »
Effectivement, une semaine après, me voici de retour chez Raymond Devos, en compagnie du journaliste de la V.O.

Ce jour là, pas de musique, on bosse… Raymond nous teste son dernier sketch :

«  je veux rentrer dans ma maison, mais je me suis trompé de clefs et j’ai pris celles de la voiture. Je tourne la clef dans la serrure, et voilà-t’y-pas que la maison se déplace de plusieurs mètres ?… »

Une fois l’ interview terminée, Raymond me propose de revenir « bœuffer » avec des amis à lui. pour jouer des airs de Brassens en jazz. « Ce serait bien que tu nous accompagnes à la contrebasse« . Je n’ai dis pas non, mais en définitive, je n’y retournerai jamais. De manière inconsciente, sans doute, j’ai voulu rester avec ce joli moment gravé dans la mémoire et qu’il ne s’estompe pas dans une forme de banalisation .

Je retournerai à Saint-Rémy-des-Chevreuse, mais vingt ans plus tard et ce sera pour lui rendre un dernier hommage au moment de ses obsèques.